Par l’Amiral Olivier Lajous
Le président français Emmanuel Macron l’a répété à maintes reprises : nous sommes en guerre contre le coronavirus. Certains jugent cette analogie contestable. Pour ma part je la considère pertinente dans la mesure où tous les facteurs de la guerre sont réunis :
- Le déferlement d’un ennemi, le Covid 19, virus inconnu, sournois et mortel.
- Le dérèglement des activités économiques et sociales.
- La divergence des expertises et des décisions.
Confrontés à l’incertitude, le doute, la peur, la mort, soumis à la pression des émotions et des opinions, les décideurs sont acculés à réagir et ont du mal à maîtriser l’action et le temps.
La mobilisation générale des services de santé et de sécurité, ainsi que le maintien des circuits de production et de distribution des denrées alimentaires et des médicaments, sont des enjeux majeurs.
La forte demande de certains produits et équipements alimente les trafics , les violences, mais aussi les solidarités.
L’épidémie de Covid 19 est apparue en novembre 2019 à Wuhan dans la province du Hubei en Chine centrale. Elle s’est rapidement propagée dans le monde, d’abord en Asie et au Moyen-Orient, puis en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique et en Océanie. Classée comme pandémie par l’organisation mondiale de la santé le 11 mars 2020, elle a infecté à date (08 avril 2020) plus d’un demi-million et demi de personnes et causé près de 100 000 décès.
Ses impacts sur la vie sociale et économique sont considérables : populations durablement confinées, écoles, collèges, lycées, universités, commerces et entreprises pour la plupart fermés, manifestations sportives et culturelles annulées ou reportées (dont les jeux olympiques), monde boursier chahuté, etc. Le monde entier est entré en guerre contre le Covid 19.
Pour avoir eu à vivre des temps de guerre au service de la France, puis à accompagner des chefs d’entreprises dans leurs réflexions, c’est bien modestement que je partage aujourd’hui ces quelques idées sur le temps de guerre en m’adressant à tous les décideurs.
Le besoin de se réinventer
En guerre, l’incertitude, la discontinuité, la montée aux extrêmes, l’irrationnel, l’hyper connectivité, la globalisation, la vitesse et l’inconcevable sont au nombre des sujets à traiter.
Il faut réinventer des repères, des rythmes, improviser, favoriser l’innovation et la créativité, maintenir un esprit d’engagement collectif, regarder la situation avec lucidité et s’engager personnellement.
Il n’y a pas une situation semblable à l’autre ; l’incertitude est constante et il faut agir au jour le jour en se souvenant qu’au cours d’une même guerre il y a plusieurs batailles.
Le besoin de mobiliser
Il ne s’agit pas de rassurer des populations en leur garantissant que tout est sous contrôle, mais de les rendre partenaires et actrices d’un engagement collectif lucide, responsable, solidaire et créatif.
Il ne s’agit pas plus de sous-traiter le leadership à quelques élus, dirigeants ou experts, mais d’encourager exemplarité et engagement personnel à tous les niveaux.
Le besoin de se connaître
Pour faire face à une guerre, il faut avant tout chose se connaître, non seulement soi en tant qu’individu, mais aussi soi en tant que groupe : – quelles sont mes forces et mes faiblesses, celles de mon groupe ?
– quelles valeurs motivent et guident mon action et celles de mon groupe ?
– quelle est ma capacité à faire face à tel ou tel événement et celle de mon groupe ?
Sans cette analyse objective de sa situation personnelle et collective, le risque est grand de se retrouver en échec face à la guerre.
Le besoin de voir la réalité
Le réel, c’est précisément ce qui échappe le plus souvent à l’homme. Sa nature le conduit à interpréter les faits en fonction de ses propres perceptions, sous la pression de ses émotions et de son éducation.
Ce combat contre la subjectivité émotive des différents acteurs en fonction de leurs cultures et intérêts est un défi permanent. En temps de guerre, le « PFH » reste toujours le principal levier de bascule entre défaite et victoire comme l’illustre magnifiquement le film « Les heures sombres » .
Le besoin de veiller
Au-delà du besoin de voir la réalité, il faut s’assurer de la crédibilité et de la diversité des informations recueillies et résister au déferlement médiatique, particulièrement à celui des réseaux sociaux ou pullulent les désinformations (fake news) et les thèses complotistes.
Pour tenter d’y voir clair, de nombreuses organisations mettent sur pied des mécanismes d’évaluation des risques. Cela engendre un sentiment de confiance qui est dangereux car les risques interviennent le plus souvent en dehors des scénarios identifiés. Seule une veille continue et réactive permet éventuellement de les prévenir, et il faut le plus souvent improviser.
Le besoin de donner du sens
En guerre, les décideurs sont confrontés à un univers complexe où s’expriment une multitude d’acteurs tous soucieux de « lever leurs peurs », mais aussi pour certains de se dédouaner de toute responsabilité, voire de tirer profit de la situation si l’occasion se présente. Cependant, une attitude raisonnée des individus reste possible si l’on entend leurs perceptions de la guerre, et que l’on s’appuie sur celles-ci pour trouver des réponses qui calmeront l’inquiétude, sans pour autant dénier la réalité des situations, les dangers, les limites mais aussi les chances de succès. Une communication sincère et transparente, positive plus que négative, est un facteur clé de succès. Il faut résister aux pressions populistes de certains acteurs qui, en simplifiant ou exagérant certains faits, créent de la défiance ou de la peur. La mise en avant systématique de tout ce qui ne va pas est anxiogène, crée le doute et ouvre la voie aux violences de toutes natures, quand il faut au contraire puiser dans ce qui va bien pour garder l’énergie du combat. S’ils existent, rares cependant sont les individus qui ont besoin de négatif pour agir, et l’on est en droit de s’interroger sur leurs motivations.
Le besoin de décider
On caricature souvent la guerre en la réduisant au choix de la bonne décision prise par un décideur « sauveur ». Dans la réalité, la victoire dépend le plus souvent de la bonne coordination et implication de l’ensemble des acteurs d’un même camp.
Deux écueils sont à éviter : la conflictualité de ces acteurs qui ont potentiellement des « stratégies divergentes », et l’attitude du groupe qui conduit le plus souvent à s’en remettre à l’avis du décideur.
Pour éviter ces écueils, il faut s’entourer de personnes qui exprimeront des solutions qui ne vont pas forcément dans le sens de ce que le plus grand nombre a envie d’entendre. Vient ensuite le temps de la décision qui, sitôt prise, appartient au passé. Ceux qui la portent devront faire preuve d’exemplarité, de solidarité et d’engagement personnel dans son application. Il n’est plus temps de polémiquer. Cependant, il leur faudra aussi être capables de changer de cap si l’observation des résultats montre que les choix faits ne sont pas pertinents. « il n’y a aucun mal à changer d’avis… pourvu que ce soit dans le bon sens. » (Sir Winston Churchill)
Le besoin d’improviser
La décentralisation est un élément clé dans la gestion des guerres. Si chacun doit avoir des objectifs clairement définis et agir en adéquation avec les autres, il faut aussi favoriser le sens de l’improvisation, ce qui est une recommandation rarement entendue. L’inverse, à savoir le recours à une vision univoque et à des plans précis, aboutit à créer davantage de formalisme, et donc à réduire la réactivité et la faculté de prendre les décisions les plus adéquates.
Toute guerre exige une bonne dose d’improvisation, au plus près du terrain. Dès lors, les plans n’ont pour seule vertu que celle d’avoir posé des questions et des réponses dont certaines pourront se révéler pertinentes, d’autres pas.
Le besoin de s’inscrire dans la durée
Il faut enfin se débarrasser de la vision de la guerre comme d’un événement unique, soudain, localisé dans le temps et dans l’espace. Les guerres ignorent le temps et l’espace et, dans le monde globalisé, ont de plus en plus souvent l’apparence des grandes houles océaniques dont les épisodes se succèdent irrégulièrement mais fréquemment, atteignant tous les rivages.
Comme la houle, la guerre est vivante et permanente, parfois meurtrière. Dès lors, il faut rester vigilant et surtout ne pas croire qu’une guerre est terminée avant que tous les indicateurs ne démontrent un retour à une situation momentanément stabilisée qui de toute manière ne sera pas durable, et encore moins la même que celle d’avant. C’est l’idée du « jour d’après ».
Il faut aussi savoir que certains utiliseront la fin de la guerre pour faire émerger de nouvelles polémiques et créer « une guerre après la guerre », car vivre dans la guerre leur procure des avantages. Il faut donc en permanence rester en alerte et se garder de croire que la guerre ne reviendra pas.
Pour conclure
Au terme de ce témoignage, j’espère vous avoir apporté quelques idées utiles sur la guerre, la façon de s’y préparer, de la vivre et de la gagner. Ce qu’il faut retenir, c’est que la guerre est un triple défi :
- Un défi intellectuel, car elle ne peut être « mise en science ». En rendant l’impossible possible, elle balaie en effet toutes les théories binaires.
- Un défi existentiel, car elle s’impose au plus profond de l’intimité de celles et ceux qui la vivent en bousculant tous leurs repères et leurs rythmes.
- Un défi managérial, car elle impose le désordre, l’instabilité, la non -prédictibilité et la pression à des dirigeants le plus souvent choisis sur leur aptitude à piloter des organisations stabilisées, qui excluent au maximum la surprise.
Par ailleurs, deux facteurs clés caractérisent la guerre : l’angoisse et le temps.
- L’angoisse prend racine dans l’incertitude et génère des comportements émotifs, parfois extrêmes. Le « PFH » devient alors l’élément clé de bascule vers la défaite ou la victoire.
- Le temps permet de bâtir des stratégies à court, moyen ou long terme. Sous la pression du temps court qu’impose la guerre, les possibilités d’actions se réduisent. Plus il y a pression, plus il faut savoir gagner du temps. La bonne gestion du temps devient alors l’élément clé de bascule vers la défaite ou la victoire.
D’une cinglante manière, l’épidémie de Covid 19 nous rappelle l’extrême fragilité de nos existences et de leur dépendance envers une nature dont les ressources sont fragiles et limitées.
C’est une opportunité extraordinaire pour nous questionner sur un mode de vie qui était chaque jour de plus en plus paradoxal, exaltant d’un côté la dimension internationale, et de l’autre plaçant l’individu au centre de tout.
Or l’individu, qu’il soit humain, animal, végétal ou minéral, ne peut vivre longtemps sans avoir recours à un écosystème de relations. Celui-ci ne peut se résumer à déporter le travail à l’endroit où il est le moins cher, à déployer des systèmes logistiques à bas coûts, à gaspiller les ressources naturelles, à les réserver à une petite partie de la population, etc. mais bien à reprendre conscience qu’une communauté n’est pas simplement une somme d’individus ou de groupes indépendants les uns des autres, mais bien un écosystème global dans lequel tous dépendent de tous.
Cependant, chaque écosystème doit pouvoir assurer sa sécurité et toute autonomie tout en développant des liens de coopération avec un vaste réseau de partenaires. C’est ce que l’on appelle avoir une « vision glocale ». (globale ET locale)
Redécouvrons ensemble la force des valeurs essentielles que sont la convivialité, l’équité, la fraternité, la frugalité, la générosité, la liberté, la proximité et la solidarité. Plaçons-les au cœur de nos entreprises et nations et, tout en veillant à leur performance économique ET sociale, adaptons nos modèles de production et de distribution de biens et de services, sans jamais oublier l’enseignement de l’épidémie de Covid 19 : le monde humain est vulnérable, incertain, complexe et ambigu.